Notez un député national toucherait actuellement, selon des sources crédibles, au moins 4 030$ ; et environ 6 000$ pour les sénateurs le mois. Les députés provinciaux, eux, recevraient chacun 2 50
La science n’est autre chose que la conscience portée à son plus haut point de clartéÉmile Durkheim, De la division du travail social 1La prise en compte des liens sociaux dans l’étude de la santé des populations constitue un champ de recherche relativement bien établi depuis plus d’une trentaine d’années. Les relations sociales, qu’elles empruntent la forme de réseaux de soutien, de proximité, d’affinité, de participation sociale, ou de mobilisation sont reconnues pour jouer un rôle potentiellement protecteur contre les effets néfastes des stresseurs de l’environnement social ainsi qu’un rôle positif d’adaptation, de solidarité et d’intégration sociale. Cependant, la recherche a, conceptuellement et méthodologiquement, évolué par diverses voies depuis les études pionnières de Durkheim sur le suicide et la cohésion sociale, en passant par le soutien social durant les années 1960-1970, les réseaux sociaux et plus récemment, le capital social. Devant le constat de l’accroissement des inégalités de santé mis en évidence par moult études, les chercheurs se sont attardés avec plus d’attention sur le rôle des déterminants sociaux de la santé. Les questions relatives aux inégalités, aux clivages et aux fractures sociales, autrement dit, au phénomène général de la cohésion des sociétés, ont occupé l’avant-scène de la recherche académique en santé des dernières années. 2Dans ce chapitre nous examinerons dans un premier temps les bases théoriques sur lesquelles prend appui la recherche en santé, principalement dans les travaux de Durkheim sur la solidarité sociale. Puis, nous ferons un bref survol des thèses qui ont plus récemment contribué à élaborer le concept de capital social ainsi que les débats qu’il soulève conceptuellement et méthodologiquement. Enfin nous nous pencherons sur son utilisation dans le domaine de la santé. Durkheim la solidarité sociale 3L’apport le plus considérable de Durkheim à la sociologie est sans aucun doute la formulation des règles de méthode propres au raisonnement sociologique. Les faits sociaux sont extérieurs aux individus et doivent être expliqués par un autre fait social L’origine première de tout processus social de quelque importance doit être recherchée dans la constitution du milieu social interne » Durkheim, 1894, p. 65 Les faits sociaux se produisent au niveau de la société en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles et s’imposent aux individus en vertu d’un pouvoir de coercition. Témoin privilégié des désordres sociaux découlant de l’industrialisation massive des sociétés de son temps, Durkheim cherche à comprendre les facteurs de la cohésion sociale. À travers sa célèbre étude sur le suicide, Durkheim démontre que les taux de suicide, un phénomène relevant apparemment de la psychologie individuelle, varient considérablement en fonction des milieux sociaux. Le suicide est analysé comme un fait social relié à d’autres facteurs sociaux la religion, le sexe, l’état matrimonial, l’environnement social. D’autres analystes de la même époque, dont Friedrich Engels, décrivent avec force la situation du prolétariat industriel en Angleterre et constate que des milliers d’ouvriers sont exposés à une mort prématurée et anormale ». La maladie est donc un fait social dans sa nature même, dans ses causes, dans sa propagation et la médecine, comme le soutenait à cette époque Rudolf Virchow, n’a d’autre choix que d’être politique Si la médecine veut vraiment remplir sa grande tâche, elle sera obligée d’intervenir dans la vie politique et sociale, elle doit dénoncer les obstacles qui empêchent l’épanouissement normal des processus vitaux » Sournia, 1992, p. 234. 1 Durkheim rappelle que c’est Adam Smith qui fut le premier théoricien du concept de division du tra ... 4La majorité des chercheurs en santé qui s’intéressent aux relations entre liens sociaux et santé réfèrent principalement à l’étude sur le Suicide, comme base théorique. Mais c’est dans l’ouvrage De la division du travail social que Durkheim explore le plus globalement la question des liens sociaux et de la cohésion des sociétés. Pourvu d’une excellente connaissance générale, des sciences naturelles et s’inspirant du fonctionnement des organismes vivants, Durkheim cherche à comprendre la société de la même manière, c’est-à -dire comme un système complexe dynamique formé d’organes ou entités qui interagissent localement et simultanément. Un organisme vivant est généralement défini en tant qu’être organisé capable de se maintenir en vie, de se développer selon une certaine organisation, de se reproduire et de trouver un environnement favorable qui lui permette de survivre. Si depuis ce temps, la comparaison avec les organismes vivants n’a pas retenu l’intérêt des sociologues contemporains, elle mérite, à l’heure des études interdisciplinaires et des systèmes complexes, d’être à nouveau considérée. Que nous enseigne-t-il ? Tout d’abord La loi de la division du travail s’applique aux organismes vivants comme aux sociétés, en même temps qu’elle est une loi de la nature, elle est une règle morale de la conduite humaine » p. 38. Si les économistes furent les premiers à conceptualiser la notion de division du travail1, Durkheim la considère comme un phénomène sociologique en raison de l’effet moral qu’elle produit, à savoir créer entre deux ou plusieurs personnes un sentiment de solidarité », ce qui en fait une condition essentielle de l’existence des sociétés et de leur cohésion. Pour clarifier cette hypothèse, il applique les règles de méthodes sociologiques en catégorisant les différentes espèces de solidarité sociale et en comparant leur variation entre différentes sociétés. Le droit, en tant qu’outil de régulation des sociétés, lui apparaît pouvoir refléter les variétés essentielles de la solidarité sociale. Les règles juridiques nécessitent d’être classées d’après leurs sanctions répressives dans le cadre du droit pénal, restitutives lorsqu’il s’agit de rétablir des rapports problématiques à leur forme normale droit civil, commercial, administratif, etc.. À ces deux grandes catégories des systèmes juridiques correspondra deux formes de solidarité sociale. 5Le crime, poursuit Durkheim, constitue une rupture du lien de solidarité parce qu’il représente un manquement très grave à la morale collective. En fait, le crime n’existe que parce qu’il est collectivement réprouvé. C’est qu’une conscience collective commune s’oppose à certains faits, dit-il Le crime n’est pas seulement la lésion d’intérêts même graves, c’est une offense contre une autorité en quelque sorte transcendante. Or, expérimentalement, il n’y a pas de force morale supérieure à l’individu, sauf la force collective » p. 67. Dans les sociétés traditionnelles, explique Durkheim, le droit, étant religieux, est presque exclusivement répressif. Il ressort de cette conscience collective commune ou psyché collective, un type de solidarité que Durkheim appelle solidarité mécanique ou par similitudes ». Ce type de solidarité implique que les individus se ressemblent, partagent les mêmes valeurs, que les comportements et les activités humaines soient faiblement différenciées et spécialisées. La tradition produit les normes et la culture du groupe. Le collectif absorbe l’individu. 6En évoluant, les sociétés deviennent plus volumineuses, se densifient et s’individualisent d’où le nécessaire processus de différenciation et de spécialisation de l’activité humaine. La division du travail donne naissance à de nouveaux groupes sociaux, ainsi qu’à des règles juridiques et morales qui déterminent la nature et les rapports des fonctions divisées, à un droit coopératif. Dans ce processus, les rapports sociaux deviennent plus interdépendants, et affranchissent les individus du joug collectif. Durkheim nomme organique » la solidarité qui est due à la division du travail. Ainsi La vie sociale résulte d’une double source, la similitude des consciences et la division du travail. L’individu est socialisé dans le premier cas, parce que, n’ayant pas d’individualité propre, il se confond, ainsi que ses semblables, au sein d’un même type collectif ; dans le second, parce que, tout en ayant une physionomie et une activité personnelles qui le distinguent des autres, il dépend d’eux dans la mesure même ou il s’en distingue, et par conséquent de la société qui résulte de leur union. p. 205 La division du travail 7Pour Durkheim, la division du travail touche toute la vie sociale et désigne le processus de différenciation par lequel se distinguent les unes des autres les fonctions sociales religieuses, juridiques, économiques, politiques… d’une part et d’autre part, la division technique des opérations de production. 8Si au départ, la différenciation est surtout liée à des circonstances locales particularité ethniques, climatériques, etc., à mesure que les frontières premières s’atténuent, un équilibre se rompt. Les individus ne sont plus contenus dans leurs lieux d’origine, de nouveaux espaces libres les attirent, les populations se mélangent, les différences originelles se perdent, les villes se développent, deviennent les foyers du progrès, affaiblissant du coup les traditions. Plus le milieu social s’étend, plus la conscience collective devient abstraite et générale, plus elle laisse place aux variations individuelles. Les pressions de plus en plus fortes exercées par les unités sociales les unes sur les autres les obligent à se développer dans des sens de plus en plus divergents, produisant ainsi la division du travail et des fonctions. 9La fonction première de la division du travail, poursuit Durkheim, est de permettre une vie sociale dans les conditions toujours renouvelées d’existence qui sont faites aux individus. Pour que la division du travail évolue et puisqu’elle unit en même temps qu’elle oppose ; qu’elle fait converger les activités qu’elle différencie », il est nécessaire que les individus adhèrent les uns aux autres. Pour cela, il faut que les individus entre lesquels la lutte s’engage soient déjà solidaires, ce qui présuppose l’existence de liens moraux. Ce processus de division et de spécialisation n’est pas seulement dû aux circonstances extérieures plus variées, mais surtout, précise-t-il, parce que la lutte pour la survie devient toujours plus vive et plus exigeante. La spécialisation des tâches est une lutte incessante et les problèmes qu’elle engendre ne peuvent être résolus que par une division du travail toujours plus développée. Tel est, selon Durkheim, le moteur du progrès ». 10Suivant l’analogie des organismes vivants, le milieu humain est le plus complexe de tous les milieux. La spécialisation des fonctions sociales est un processus continu, qui ne peut jamais être définitif. Parce que leur grande complexité les maintient dans un état d’instabilité, les états complexes, se décomposent facilement. Plus les activités se spécialisent, plus elles se complexifient et plus les aptitudes se développent, plus elles se transmettent par l’hérédité difficilement. C’est leur état d’indétermination qui rend les organismes aptes au changement sous l’influence de différentes circonstances. 11Par souci de démonstration formelle, Durkheim examine l’antithèse ou les formes anormales » de la division du travail, celles qui ne produisent pas de solidarité et ne favorisent pas l’intégration. Le crime organisé vient tout de suite à l’esprit, mais précise-t-il, il ne s’agit pas de division du travail mais plutôt, à l’image d’un cancer, d’une prolifération anarchique de cellules sans qu’il n’y ait spécialisation nouvelle des fonctions biologiques. Les crises industrielles, les faillites qui deviennent plus nombreuses à mesure que le travail se divise sont des ruptures partielles de la solidarité organique. Elles indiquent une transition dans le processus de division du travail où les luttes sont plus vives que la solidarité. Les conditions nouvelles de la vie industrielle réclament une organisation nouvelle mais comme ces transformations s’accomplissent rapidement, les intérêts en conflits n’ont pas le temps de s’équilibrer, créant l’état d’anomie. La cohésion devient plus instable et a besoin d’être consolidée par d’autres moyens d’où la nécessité de réglementations nouvelles qui se font toujours à tâtons. 12Enfin, la division du travail prend une forme anormale lorsqu’elle est contrainte par l’antagonisme du travail et du capital et des inégalités de classes qui s’ensuivent, bien qu’en même temps, elle en accroît la conscience. C’est qu’elle crée entre les fonctions divisées tout un système de droits et de devoirs qui lient les uns aux autres d’une manière durable, exacerbant la conscience des inégalités. Rendant plus conscients les individus de leurs rôles dans la division du travail, elle crée le besoin d’une répartition juste et équitable des fonctions et des tâches. De même les similitudes sociales donnent naissance à un droit et une morale qui les protègent, de même la division du travail donne naissance à des règles qui assurent le concours pacifique et régulier des fonctions divisées. Durkheim ajoute qu’il ne suffit pas qu’il y ait des règles, il faut que celles-ci soient justes et pour cela il faut que les conditions extérieures de la concurrence soient égales. La société se divise en tentant de réduire les inégalités en réglementant, en assistant ceux qui se trouvent placés dans des situations désavantageuses et en les aidant à s’en sortir. La tâche des sociétés les plus avancées est donc, pour Durkheim, une œuvre de justice. L’idéal des sociétés traditionnelles était de créer une vie commune aussi intense que possible, le nôtre est de mettre toujours plus d’équité dans nos rapports sociaux, afin d’assurer le libre déploiement de toutes les forces socialement utiles, même si la justice en cours d’évolution apparaît imparfaite » p. 127. 13Lorsque des changements profonds se produisent très rapidement et en peu de temps dans la structure des sociétés, des états de crise s’ensuivent. La morale qui correspond à ce type social régresse sans qu’une nouvelle n’ait eu le temps de prendre forme.» Pour faire cesser cette anomie, il faut trouver les moyens de faire concourir harmoniquement ces organes qui se heurtent encore à des mouvements discordants, c’est introduire dans leur rapport plus de justice en atténuant de plus en plus ces inégalités extérieures qui sont la source du mal » p. 143. 14Bien que la critique académique lui ait conféré un certain conservatisme en raison d’une vision de la société stable et reposant sur le consensus normatif », en réinterprétant aujourd’hui son travail à la lumière des théories de la complexité, nous pouvons considérer que Durkheim préfigurait, bien avant l’heure d’une analyse dynamique des sociétés, qu’il a étudié comme des systèmes complexes et intégrés. Loin de nier les inégalités sociales, les conflits des groupes d’intérêts, les luttes interprofessionnelles, les conflits de pouvoir, il constate que les sociétés organisées tendent à les réduire et que l’effort de tous finit par converger vers cet idéal de justice et d’équité, parce que le mouvement même de la division du travail accroît la conscience des positions que chacun occupe, elle divise et unit. Pour Durkheim, une société organisée est forcément une société morale. L’altruisme plus que l’égoïsme règlerait les conduites humaines et serait à la base de la civilisation. 15Cette étude sur la solidarité sociale et des ses formes différentes selon la morphologie sociale demeure extrêmement riche pour l’analyse actuelle des liens sociaux dans le contexte de la mondialisation, de la vie qu se concentre toujours plus dans les méga cités, de l’accroissement des communications et des échanges à l’échelle de la planète. La société en réseaux et nouvelle forme de solidarité 16Les changements morphologiques ou structurels, comme l’a démontré Durkheim dans son étude sur la division du travail et la spécialisation des tâches, induisent des effets sur les liens sociaux. Les liens de solidarité survivent aux transformations sociales liées à l’urbanisation et à l’industrialisation mais ils relèvent davantage des interdépendances entre individus et groupes sociaux la solidarité devient organique. Dans les sociétés actuelles, complexes et informationnelles, la division du travail est encore plus accentuée et spécialisée, s’exerce à l’échelle du monde et les liens sociaux toujours plus interdépendants, se tissent à travers les réseaux, à l’enseigne des systèmes d’information dynamiques où un nombre accru d’individus communiquent davantage entre eux. L’organisation réticulaire permettant d’agir à plusieurs niveaux simultanément et dans un espace se jouant des frontières traditionnelles, constitue la forme adaptée des sociétés complexes qui permet aux individus de résoudre les problèmes de l’action sociale et l’atteinte de divers objectifs. On pourrait avancer le concept de solidarité réticulaire pour correspondre au type de sociétés mondialisées. 17Les réseaux, selon Castells 1998, constitueraient la nouvelle morphologie sociale des sociétés contemporaines qui détermine largement les processus de production, d’expérience, de pouvoir et de culture » p. 575. Bien que les réseaux sociaux aient existé de tout temps, Castells voit dans le paradigme informationnel dont les technologies de l’information en constituent la base matérielle une extension de la logique de mise en réseau à toute la structure sociale. Castells définit les réseaux comme des structures ouvertes, susceptibles de s’étendre à l’infini, intégrant des nœuds nouveaux en tant qu’ils sont capables de communiquer au sein du réseau, autrement dit qu’ils partagent les mêmes codes de communication par exemple des valeurs ou des objectifs de résultat » p. 577. Les réseaux sont vus comme des structures dynamiques fonctionnant généralement sous forme d’alliances peu hiérarchisées. Un réseau social, selon la même perspective, est un maillage de relations sociales plus ou moins denses qui génèrent et partagent des ressources nécessaires à la mobilisation des membres constituants. La forme du réseau détermine son efficience. Ainsi, comme l’a démontré Granovettor 1973 l’un des pionniers de la théorie sociale des réseaux, plus un réseau est ouvert avec de nombreux liens faibles, plus il est susceptible de donner accès à davantage de ressources qu’un réseau plus petit aux liens serrés. Le réseau permet de déterminer le capital social des acteurs sociaux. 18Les courants de modernisation de nombreux États s’inscrivent dans ce mouvement d’adaptation à la nouvelle morphologie sociale. Innovation, décentralisation, ententes multipartites et intersectorielles, concertation, gouvernance horizontale, mécanismes flexibles, réseautage, intégration, partenariat stratégique en constituent les principales composantes. C’est dans ce contexte qu’est entrée en vigueur au Canada, en 2002, la Politique sur les différents modes de prestations des services. Pour le Conseil du trésor, responsable de la politique, La prestation moderne de services axés sur les citoyens témoigne de l’interdépendance accrue des différents secteurs dans un environnement aussi complexe que varié » p. 2. Le capital social défini par les réseaux de relations et les ressources sociales 19La question de départ qui a conduit Durkheim a rédiger son ouvrage est celle de la solidarité sociale. Il cherche à comprendre comment les êtres humains maintiennent leurs liens de coopération tout en s’individualisant davantage, un paradoxe en soi. Le concept de capital social qui a émergé au cours des années 1980 tourne toujours autour de cette question fondamentale de la cohésion sociale et recoupe diverses dimensions telles que réseaux sociaux, normes de réciprocité, participation sociale, soutien social, confiance, accès aux ressources sociales. 20On attribue l’usage formel contemporain du concept et son développement théorique à Pierre Bourdieu, James Coleman et Robert Putnam. Sans revoir en détail cette littérature bien exposée ailleurs Portes, 1998 ; Woolcook, 1998, rappelons ici quelques éléments principaux du contenu qui s’en dégage. Pierre Bourdieu 1983 fut le premier à formuler une théorie des capitaux pouvant prendre différentes formes économique, culturel, social et symbolique. Il définit ainsi le concept de capital social le capital social comprend les ressources actuelles ou potentielles liées à la possession d’un réseau stable de relations plus ou moins institutionnalisées de connaissance et de reconnaissance mutuelles, autrement dit liées à l’appartenance à un groupe. » Bourdieu, 1986, cité en français par Lévesque et White, 1999, p. 27-28. Le capital social est instrumental en ce qu’il procure des ressources non accessibles autrement que par l’appartenance à un réseau social. Il s’est intéressé plus particulièrement aux mécanismes de sa reproduction et aux comportements stratégiques qui en sont caractéristiques, notamment chez les élites françaises. Du côté de la sociologie américaine, c’est James Coleman, un sociologue reconnu pour ses travaux sur l’éducation publique et comme le chef de file en sociologie de la théorie des choix rationnels qui a contribué à donner de la visibilité au concept, notamment dans son ouvrage Foundations of Social Theory 1990. Le capital social y est défini plus vaguement et comprend diverses composantes dont les normes de réciprocité les obligations et les attentes négociées par le niveau de confiance sociale, les réseaux d’information, les normes sociales et les sanctions effectives, les relations d’autorité et les organisations sociales, ayant pour fonction de faciliter l’action sociale consist of some aspect of social structure and they facilitate certain actions of actors within the structure. L’approche avancée par Coleman a été sévèrement critiquée par Portes 1998 pour son caractère trop hétérogène mais a néanmoins permis d’identifier certains des mécanismes générateurs de capital social. Nous y reviendrons. 2 [Les] caractéristiques de l’organisation sociale telles que la confiance, les normes et les rése ... 21D’autres auteurs ont contribué à forger le concept tels Glen Loury théorie économique sur les inégalités raciales, 1977, Mark Granovetter théorie des liens faibles, 1973 et Nam Lin théories des ressources, 1981. Mais c’est au politologue Robert Putnam que revient la popularité du concept ces dernières années. Dans le cadre d’une étude sur les différentes régions d’Italie, Putnam 1993 constate que la performance de l’économie et des institutions politiques de chacune d’elles, était tributaire du niveau d’engagement civique présent. Les travaux subséquents de Putnam Bowling alone, 1995 sur le capital social déclinant aux États-Unis ont attiré l’attention sur le concept. Pour lui, le capital social représente une ressource collective, fait de normes de réciprocité et de réseaux d’engagement civique, des aspects essentiels de la confiance sociale qui peuvent renforcer l’efficacité de la société2. Constatant le désengagement civique aux États-Unis une démocratie construite, selon A de Tocqueville, sur l’esprit et la pratique de l’association, il postule un déclin du capital social dont l’effet est l’affaiblissement des indicateurs de santé, de bien-être, de prospérité et d’éducation Putnam, 2000. Cette définition du capital social, davantage centrée sur la fonction du capital social, a souvent été reprise dans de nombreuses études empiriques. 22Des réserves et des critiques ont été émis quant à la clarté conceptuelle, à sa mesure et à l’excès d’optimisme que le concept pouvait engendrer. Coleman 1990 a reconnu dès le départ que le capital social pouvait servir à des fins destructrices les groupes mafieux représentent une forme de capital social anti-social ». Portes 1998 a aussi relevé que les réseaux tissés serrés » peuvent avoir des pratiques ou des règles exclusives, discriminatoires et oppressives. Le capital social peut donc aussi produire des effets négatifs. Une critique plus sévère est venue souligner le caractère potentiellement tautologique du concept de capital social, défini par sa fonction. En effet, certaines recherches utilisant le concept ont parfois eu tendance à confondre le capital social lui-même à ses résultats Lin, 1995. Dans la même veine d’idée, Portes 1998 considère qu’il est important de distinguer les ressources en soi de la capacité à y accéder par l’appartenance à diverses structures sociales », une distinction explicite chez Bourdieu mais nébuleuse chez Coleman. L’analyse de Portes a contribué à faire ressortir les limites d’une approche où déterminants, sources et résultats du capital social peuvent être assimilés l’un à l’autre. 23Parmi les autres critiques du concept, on retrouve celle occultant le rôle des nouveaux mouvements sociaux, tels que les mouvements écologistes et féministes en se concentrant sur les formes classiques d’associations, tels que le taux de vote, l’appartenance à des associations bénévoles de bienfaisance ou à des clubs sportifs. On a également dénoncé le fait que le capital social pouvait servir de justification du retrait de l’État des sphères sociales Van Kemenade, 2003. En effet, puisqu’il est possible de retrouver certains niveaux élevés de capital social dans certains milieux pauvres et compte tenu des vertus sociales attribuées au capital social, le développement du capital social peut parfois apparaître non seulement comme une solution complémentaire aux coûteux programmes d’assistance sociale, mais aussi comme une solution de rechange. 24Comme toute science évolue par confrontation théorique, malgré sa popularité, le concept est encore fortement débattu à la fois au plan théorique, méthodologique et politique Fassin, 2003 ; PRP, 2003. Théoriquement en raison d’une définition par les effets, méthodologiquement pour sa diversité de contenu, politiquement pour son potentiel de transfert de responsabilité de l’état aux individus et l’occultation des déterminations structurelles. Plus récemment la perspective du capital social défini par les réseaux de relations sociales et les ressources contenues dans ces réseaux semble faire consensus PRP, 2003. 25Une avancée utile pour distinguer les sources et les effets du capital social fut la distinction entre trois formes de capital social affectif bonding, relationnel bridging et instrumental linking Woolcock, 2001 ; Frank, 2003. La première forme renvoie aux liens étroits tissés au sein de groupes homogènes aptes à offrir le soutien social et psychologique. La seconde, le capital social relationnel, est plus hétérogène et transversale. Cette forme de capital social facilite l’accès à différentes ressources et la diffusion de l’information. Elle inclut les liens faibles » identifiés par Granovetter 1970, qui peuvent parfois s’avérer plus utiles que les liens forts. Le capital social instrumental constituerait la catégorie verticale des interrelations, les relations entre différentes strates de richesse et de statut social permettant de tirer profit des ressources institutionnelles plus largement qu’au niveau du groupe restreint. 26Lévesque et White 1999 ont opéré la distinction entre les courants fonctionnaliste » et réticulaire » au sein des théories du capital social, une distinction nécessaire pour mieux comprendre de quoi est fait le capital social, comment il fonctionne et ce qu’il produit. L’approche proposée par Coleman et Putnam porte sur les moyens par lesquels le capital social représente un actif collectif, une définition du capital social par ses effets. L’impasse majeure imputée à cette approche est d’étendre trop longuement la liste d’éléments considérés comme des générateurs de capital social et d’obscurcir plus que d’éclairer sa compréhension et d’en limiter le pouvoir explicatif. Les approches du capital social basées sur les réseaux vont s’intéresser soit à la structure des réseaux, soit aux ressources qui y sont contenues ou encore à l’accessibilité des ressources via les réseaux Lévesque et White, 1999. Malgré que l’approche réticulaire ait aussi ses lacunes, certains la considérant trop restrictive, elle apparaît néanmoins plus claire et plus opérationnelle parce qu’elle permet de distinguer les formes du capital de ses effets, une règle de base de la méthode sociologique. Si le capital humain s’est révélé un concept solide en raison de composantes bien définies telles que les connaissances et les compétences, le capital social peut se révéler tout aussi productif si on lui donne une définition moins équivoque. 27L’approche par les réseaux de relations sociales différencie les ressources elles-mêmes de leur obtention et se penchent ainsi davantage sur la nature intrinsèque du capital social. Les thèses de Lin 1995 constituent un exemple de théorisation réticulaire. Il analyse le capital social sous l’angle de la théorie des ressources sociales qui cerne les actions conduites pour conserver ou acquérir de telles ressources. » Lin, 1995, p. 687. En identifiant la genèse du capital social, Lin permet une meilleure différenciation du capital social par rapport aux autres formes de capital culturel, économique, etc.. 28Ces développements théoriques constituent autant de précisions permettant de mieux appréhender le capital social et de faire une analyse plus fine de ses effets. Des développements semblables sont également survenus dans les modèles conceptuels visant la mesure du capital social, source d’autant de débats. Les indicateurs traditionnels » inspirés par les définitions proposées par Coleman 1990 et Putnam 1993 regroupent les mesures de confiance envers autrui et les institutions ; les normes de réciprocité ; l’engagement civique et communautaire ; la participation aux institutions politiques. Ces indicateurs ont donné lieu à de nombreuses extensions et interprétations si bien que de l’avis des experts qui s’y penchent, il est difficile de s’y retrouver. Cependant, dans le but de clarifier les multiples usages du capital social, Woolcock et Narayan 2000 dégagent quatre types d’analyse du capital social l’approche communautariste reposant sur l’activité associative dans une communauté, l’approche par les réseaux s’intéressant à leurs structures et contenu, l’approche institutionnelle examinant la vitalité des réseaux communautaires en relation avec l’environnement politique, juridique et institutionnel, l’approche synergique reconnaissant une action réciproque des réseaux et des institutions. 29Les études empiriques sur le capital social ont démontré leur pertinence dans trois ordres principaux de résultats le développement social, le développement économique et la santé. De nombreuses études empiriques ont conclu à un lien possible entre le capital social mesuré par la densité des liens et l’instruction, le bien-être des enfants, la délinquance, la vitalité des quartiers, la santé physique et psychologique, la satisfaction et la démocratie Healy et Côté, 2001 ; Helliwell, 2001. Capital social et inégalités de santé 30L’étude des liens sociaux, du capital social et de la santé mise sur deux grandes traditions de recherche. La première a émergé durant les années 1970 et porte sur la notion de réseaux de soutien social. La seconde fait son apparition durant les années 1990 et recourt au concept de capital social. Les deux traditions cependant cherchent à expliquer la mortalité et la morbidité différentielles. Réseaux de soutien social 31Le soutien social renvoie aux dimensions cognitives des relations sociales le bien-être qu’il procure. Les relations sociales sont vues comme des ressources relationnelles pouvant transmettre des ressources matérielles ou informationnelles aux personnes qui en ont besoin Lemieux, 1999 ; Lin, 1995. Les réseaux de soutien sont caractérisés par les échanges entre des personnes aidantes par exemple, des parents, des amis, des voisins, des bénévoles et des personnes aidées des personnes âgées, des malades, des personnes défavorisées sur le plan de différentes ressources. Les fonctions du soutien social sont instrumentales et expressives et apportent soit une aide émotionnelle empathie ; 2 une aide instrumentale et tangible ; 3 de l’information conseil, mentorat ; 4 de l’accompagnement ; 5 ou renforcent le sentiment d’appartenance et les liens de solidarité. 32Plusieurs études ont démontré que les réseaux de soutien social sont associés positivement au maintien de la santé, voire même à une espérance de vie prolongée. L’étude pionnière du comté d’Alameda aux États-Unis Berkman et Syme, 1979 a démontré à partir d’un suivi de neuf ans que les taux de mortalité étaient supérieurs chez les personnes dépourvues de liens sociaux familiaux, amicaux, ou communautaires. Les recherches qui ont suivi cette première étude House et al., 1982 ont renforcé les résultats dégagés de l’étude sur le comté d’Alameda, c’est-à -dire l’étroite relation entre les réseaux sociaux et les taux de mortalité. Les conclusions de ces études démontraient que les personnes n’ayant pas de réseau de soutien avaient une probabilité de mourir de deux à trois fois supérieure aux personnes possédant un tel réseau. 33Cette association a été mise en évidence à travers plusieurs études de population et pour plusieurs causes de maladies maladies ischémiques, cérébrovasculaires, circulatoires, les cancers, ainsi que les maladies respiratoires et gastro-intestinales Berkman, 1995. Les réseaux sociaux exercent aussi une influence positive sur les comportements préventifs dépistage du cancer, dialyse, arrêt du tabagisme, consommation d’alcool Berkman, 1995. La maladie physique et mentale peut aussi diminuer les capacités d’intégration sociale et accroître l’isolement, le soutien social pourrait ainsi contribuer à une meilleure adaptation. On sait également que les relations sociales ne sont pas toujours positives pour les individus et qu’elles peuvent être la source de stress et de morbidité, tels que les conflits familiaux ou les conflits au travail, ou encore l’influence négative des pairs dans la prise de risque chez les jeunes. 34Dans cette tradition de recherche, on retrouve l’indice de réseaux de soutien social développé par L. Berkman, qui mesure la quantité et la fréquence de l’appui offert par les réseaux de parents et d’amis quantité et fréquence, la participation sociale associative, communautaire, religieuse, charitable et le soutien social émotif et instrumental. Pionnière dans ce domaine, elle a largement contribué à circonscrire cette tradition de recherche Berkman, 2000. Au Canada, les enquêtes nationales de santé Santé Québec, ENSP, ESCC incluent différentes variables de réseaux sociaux réseau de parents, d’amis, de voisinage, fréquence des contacts, participation sociale, bénévolat, indice de soutien social, indice de cohérence sense of coherence. Récemment l’enquête sociale générale, ESG-cycle 17, a été consacrée à l’engagement social au Canada. Capital social 35Quant au concept de capital social qui a succédé aux études sur le soutien social, il s’est rapidement taillé une place importante dans l’agenda de la santé publique et des populations, en raison de son appropriation par l’épidémiologie sociale et de son potentiel explicatif des inégalités de santé. Comme nous l’avons mentionné précédemment, le concept a puisé à deux sources théoriques différentes, l’une définissant le capital social par le réseau de relations sociales donnant accès à des ressources, définition réticulaire instrumentale, et l’autre par les normes de réciprocité et de confiance, de participation sociale et civique améliorant l’efficacité collective et l’intégration sociale définition par la fonction. La perspective de recherche qui s’est imposée dans les études d’épidémiologie sociale associe le capital social au degré de cohésion sociale mesurée par la distribution des inégalités sociales et tout indicateur relié aux ruptures de liens dans une société criminalité, divorce et la présence de liens sociaux forts mesurés par le niveau de confiance et de réciprocité rendre service, la multiplicité des associations reliant les individus participation sociale et civique et leur relation avec la santé des populations. Le concept sert à définir certaines caractéristiques des relations dont le niveau de confiance et les normes de réciprocité qui viennent renforcer les liens sociaux dans les communautés et les sociétés Kawachi et Berkman, 2000. Les auteurs précisent cependant que si le capital social contribue à la cohésion sociale, il n’en est certes pas une condition suffisante. 36Wilkinson a été le premier à introduire le concept de capital social dans les études portant sur la santé 1996. Il avance l’idée que les sociétés plus égalitaires en termes de distribution du revenu et plus cohésives socialement ont une meilleure espérance de vie. Comparant différentes régions géographiques, l’Europe de l’Est, l’Angleterre, le Japon, la ville américaine de Rosetto, il en vient à la conclusion que plus grande est la cohésion sociale meilleure est la santé. Le concept gagne ensuite en importance dans les études épidémiologiques pour la compréhension du lien entre les inégalités sociales et les taux de mortalité. L’expression passer sous la peau » traduit l’effet des inégalités sociales en termes de morbidité et mortalité précoces. Les premières études de Wilkinson 1998 ont révélé une corrélation forte entre la mortalité et les inégalités de revenus. Putnam 2001 a également démontré que les indicateurs de santé sont meilleurs dans les états américains ayant un capital social plus élevé. Dans les pays scandinaves Hyppä et Mäki 2001 concluent que la minorité finlandaise de langue suédoise a une meilleure espérance de vie et que leur capital social y contribuerait. Lomas 1998 a mis en évidence l’importance des réseaux sociaux comparée à d’autres types d’intervention dans le domaine de la santé publique au Canada. Les communautés ayant un faible capital social présentent des niveaux de stress plus élevés, un taux d’isolement social plus grand, une moins grande capacité de répondre aux risques environnementaux, ou aux interventions de santé publique Szreter et Woolcoock, 2004. Une récente recension de la littérature examine la relation entre capital social et santé dans différents pays selon leur degré d’égalitarisme économique. Tenant compte des protocoles de recherche et des méthodologies, les résultats indiquent une association positive entre capital social et meilleure santé au niveau individuel. Au niveau contextuel, la relation serait moins frappante Islam et al., 2006 37Outre les indicateurs précités, Lochner et ses collègues 1999 ont examiné une série d’instruments de mesure, telle que la cohésion du quartier et la mesure d’efficacité collective de Bandura - définie comme un sentiment de compétence collective entre individus qui décident d’affecter, de coordonner et d’intégrer leurs ressources de façon efficace et concertée pour faire face à des situations spécifiques ». Tout récemment, dans le contexte de l’approche axée sur les réseaux », Van Der Gaag et Snijders ont produit un outil, le générateur de ressources » qui ne semble pas avoir encore servi aux études de santé. Cet outil de mesure du capital social questionne les répondants sur leur accès à diverses ressources et sur les types de liens qui leur permettent d’accéder à ces ressources connaissances, amis, membres de la famille. L’outil couvre quatre dimensions des ressources le prestige et l’éducation, les habiletés politiques et économiques, les habiletés sociales et le soutien social. Un tel outil s’avère prometteur pour dépasser les lacunes méthodologiques toujours apparentes dans la mesure du capital social. Récemment, une équipe de recherche a conduit une analyse secondaire à partir des données recueillies dans le cadre du cycle 17 de l’Enquête sociale générale ESG de 2003 Bouchard et al., 2006. L’étude démontre que les indicateurs de capital social les plus proches d’une approche réseau les réseaux de liens forts et les réseaux de liens avec les organisations sont associés de manière significative à l’état de santé perçu de trois sous-populations les aînés, les immigrants et les membres de ménages à faible revenu. 38Par quels mécanismes la cohésion sociale, définie par le degré d’équité sociale, peut-elle être reliée à la santé ? Les synthèses de recherche sociologique permettent de faire ressortir trois types d’explication une explication matérialiste, une explication psychosociale et une explication comportementale, liée aux styles de vie. 39L’explication matérialiste met en évidence la forte corrélation entre le revenu et la santé, autrement dit les personnes les plus dépourvues au niveau financier vont mourir plus précocement, vont connaître davantage de problèmes de santé physique et mentale que les personnes ayant les meilleurs revenus. Ce désavantage matériel affecte la santé à travers plusieurs mécanismes, dont le stress psychosocial, les styles de vie qui impliquent davantage de risques pour la santé fumer et boire avec excès, conduire en état d’ébriété, occuper un travail plus risqué et plus exigeant pour la santé, ne pas avoir accès aux bonnes ressources alimentaires, etc. et la désaffiliation » sociale. L’explication psychosociale de l’impact des inégalités met l’accent sur le stress engendré par le fait de vivre dans des conditions d’insuffisance et d’adversité ne pas avoir d’emploi, ne pas avoir assez d’argent pour finir le mois, ne pas pouvoir nourrir correctement ses enfants et ne pas satisfaire les besoins de base. À travers les voies du système neuroendocrinien et immunitaire, pareil stress finit par user prématurément et engendrer plus rapidement la maladie et le vieillissement Sapolski, 2005. L’explication reliée aux styles de vie mettra de l’avant que les comportements et les attitudes adoptées par des groupes d’individus le sont en fonction de leur environnement social, économique et culturel. Si le tabagisme ou l’alcoolisme est plus fréquent dans les classes sociales plus défavorisées, c’est que ces pratiques servent de résistance ou d’échappatoire aux conditions difficiles de vie. Les styles de vie, dans la perspective de Weber, s’ils sont adoptés par choix individuels les goûts alimentaires, le type de logement, de loisirs, l’apparence…, sont déterminés par les contextes sociaux qui, quant à eux, sont donnés par chance dimension structurelle telle que naître dans une famille riche donnant accès à un type de culture, de ressources, de manière d’être, de manger, etc. Cockerham, 2005 ; Frohlich, 2001. La position sociale, définie par le statut ou le prestige, le pouvoir social et économique de l’individu, exerce une influence prépondérante sur les styles de vie. La théorie des capitaux de Bourdieu et des styles de vie collectifs de Frohlich renforcent cette vision. Selon leurs expériences individuelles et collectives, les membres des groupes les plus désavantagés peuvent vivre une désaffiliation », c’est-à -dire une rupture partielle ou complète du lien social Castel, 1994. Cette désaffiliation se traduit par un épuisement des stocks de capital social où les individus mis à l’écart du lien social ne peuvent plus bénéficier des ressources accessibles par l’appartenance à des réseaux sociaux Vankemenade, et al., 2006. 40Il est important de considérer que ces trois ordres d’explication sont reliés, car la position sociale et l’accès aux ressources sont deux variables directement proportionnelles Bouchard, 2008. Afin d’unifier ces différentes théories, Nancy Krieger 2001 a proposé la théorie éco-sociale, une théorie qui vise à rendre compte de la complexité de la relation entre position et appartenance sociale et santé. Conclusion 41Depuis leur origine, les sciences sociales se penchent sur le problème de la vie en société, de la démocratie, de la justice sociale et de l’abolition des inégalités. Les théories, pour la majorité, convergent en ce sens. En raison de ses travaux pionniers sur la cohésion sociale et le suicide, Durkheim est la référence la plus citée dans le domaine d’étude des inégalités de santé. Mais, c’est dans la division du travail qu’il élabore les fondements théoriques de la solidarité sociale qui seront ultérieurement mis en application dans l’étude sur le suicide. La fonction principale de la division du travail et de la spécialisation des tâches est de produire de la solidarité sociale. Plus les populations se densifient et s’accroissent en volume, plus elles doivent, pour survivre aux conditions nouvelles, se différencier et s’individualiser. Ce processus n’est possible que si la force collective qui régulait les comportements laisse place à celle d’individus conscients du besoin qu’ils ont des uns des autres altruisme pour satisfaire différents besoins, donner sens à leurs actions et évoluer. Ce processus entraîne la division du travail, qui elle contribue à la création de règles et de droits pour réguler les fonctions divisées. La division du travail ainsi que les règles de droit qui l’accompagnent est un processus continu dynamique, qui se renouvelle constamment. Comme chaque individu y est engagé, il n’a donc pas le choix de mener ses luttes tout en étant solidaire, et de rechercher les règles contractuelles les plus justes possibles. Alors que la conscience collective forte des sociétés traditionnelles s’appuyait sur la croyance en un dieu, les sociétés complexes s’organisent autour d’un principe de justice. Plus les bouleversements sociaux sont rapides, plus la nouvelle régulation est difficile à établir. C’est dans ce contexte que la division du travail stagne, crée l’anomie et les pathologies sociales s’accroissent le suicide, le crime, la maladie, la mortalité précoce, etc. 42Comme la révolution industrielle a substantiellement transformé la morphologie sociale, la mondialisation intensive actuelle des échanges complexifie davantage l’organisation des sociétés. Suivant le raisonnement de Durkheim, les liens de solidarité subsisteraient aux changements mais prendraient une forme nouvelle. Selon Castells, les réseaux constituent la nouvelle morphologie sociale. Ceux-ci connectent les individus par delà les frontières traditionnellement établies de la famille, des classes sociales, de la région, du pays. Les réseaux constituent également les nouvelles formes d’action sociale, de coordination et de gouvernance qui en retour suscite une nouvelle organisation sociale. Dans cette dynamique où les groupes d’intérêts se multiplient, la lutte aux injustices, aux inégalités ne peut que s’intensifier. 43C’est dans cette ligne de pensée que se situe la recherche sur le capital social. Bien que le concept, comme on l’a vu, ne soit pas encore complètement établi au plan scientifique, il est suffisamment heuristique pour que la recherche se poursuive. Si au temps de Coleman, les ingrédients les réseaux, l’information, les normes de réciprocité, de sanctions et de contrôle social ont émergés, ainsi que la fonction faciliter l’action sociale et qu’au temps de Bourdieu, la définition du capital social s’était précisée dans le concept de réseau de relations sociales, il ne semble pas encore correspondre conceptuellement et méthodologiquement à la méthode durkheimienne, à savoir que tel fait social produit tel autre fait social. En poursuivant ce raisonnement, il est possible de dépasser cette limite et d’avancer que le capital social les réseaux est producteur de solidarité sociale chemin faisant, il contribue à la cohésion sociale, autrement dit à la santé globale d’une société plus juste. La division du travail et la spécialisation des tâches se poursuivent à travers les réseaux, symbole de la société contemporaine du savoir et de l’information. Réseaux communautaires, réseaux politiques, économiques s’entrelacent dans le but ultime de réaliser l’égalité des citoyens et des peuples. Le capital social est ainsi un élément fondamental de l’organisation des sociétés complexes et mondialisées et de l’atteinte des objectifs de justice sociale.
Inégalités sociales, situations de précarité, processus d’exclusion - Reconnaissance des problèmes sociaux par la collectivité - Expliquer comment les inégalités sociales portent atteinte à la cohésion sociale - Définir précarité, pauvreté et exclusion - Montrer que l’exclusion est le résultat d’un processus - Expliquer le lien entre processus d’exclusion et insertion 1 Aucune question n’est plus naturellement politique que celle de l’inégalité. L’inégalité n’est-elle pas au cœur des interrogations éthiques les plus évidentes, celles qui motivent l’action collective ? La puissance publique ou, plus précisément, celui ou ceux qui la contrôlent ne disposent-ils pas des moyens légaux ou extra-légaux, dans le pire des cas, de la modifier ? 2 Mais, à la réflexion, le lien qui lie inégalités et politique est plus complexe que ce que suggère l’immédiateté du débat sur les valeurs à promouvoir et des programmes à choisir. Si le pouvoir politique peut agir sur l’inégalité, c’est donc que l’inégalité en découle et est seconde. Mais s’il y a débat politique récurrent, en particulier sur la question des inégalités, comme si cette question était une nouvelle toile de Pénélope, aussitôt défaite qu’elle s’élabore, n’est-ce pas que l’inégalité nourrit les conflits d’intérêt et les luttes politiques, et donc qu’elle est première ? 3 Sans même évoquer les multiples dimensions de l’inégalité, et les problèmes qui en découlent, on voit ainsi que la dialectique de l’inégalité et du politique n’a aucune raison de se résoudre simplement. 4 Avant donc de s’engager dans la voie des prescriptions et des prises de position, le temps de l’analyse s’impose. L’économie a fait des progrès spectaculaires, depuis les travaux fondateurs de Serge-Christophe Kolm [1] [1] et Anthony Atkinson [2], dans la compréhension de l’inégalité et la formation d’outils et de concepts propres à la description et à l’étude de l’inégalité. Mais pour avancer dans l’étude de la double causalité entre politique et inégalités, ceux-ci ne suffisent pas, car ils ne portent pas sur les modalités de la décision politique. 5 C’est à ce point que l’économie politique, entendue comme la théorie de la décision politique, peut s’avérer utile et ouvrir de nouvelles perspectives sur l’inégalité et l’enjeu des politiques publiques en matière de redistribution. 6 Cet article est consacré à la présentation d’études récentes significatives de cette recherche, afin d’en montrer l’intérêt et le potentiel. La première partie est consacrée à l’impact de l’inégalité sur le fait politique, tandis que la causalité inverse, qui va des institutions et des régimes politiques, est brièvement présentée dans la seconde partie. Inégalités, institutions et politiques publiques 7 Posons-nous la question suivante en quoi les inégalités conditionnent-elles le choix politique et, en particulier, le choix en matière de redistribution, c’est-à -dire le choix de modifier les inégalités elles-mêmes ? La théorie de l’électeur médian 8 La première réponse, la plus simple, est acquise en posant cette question dans le cadre du régime politique le plus simple, celui de la démocratie directe où la décision est prise à la majorité simple. Elle mobilise le concept et le théorème de l’électeur médian. 9 Le concept d’électeur médian est un concept fondateur de l’économie politique et a été très utilisé pour aborder l’inégalité et son impact sur les politiques publiques. Il remonte à Harold Hotelling [3] et Anthony Downs [4]. Le corps électoral est constitué d’électeurs qui diffèrent uniquement par leurs revenus. Rangeons-les en fonction de leurs revenus et admettons que leur utilité dépend de leur consommation privée, assurée par leur revenu net d’impôt, et d’un bien collectif, contrôlé par la puissance publique, financé par l’impôt. L’imposition est proportionnelle au revenu. Sous des conditions usuelles portant sur la fonction d’utilité, chaque individu aura un couple consommation/bien collectif préféré, en fonction de son revenu, ou encore un taux d’imposition préféré, puisque c’est, de fait, le taux d’imposition pratiqué qui décide du partage du revenu individuel entre consommation et bien collectif. Plus le taux d’imposition effectivement pratiqué différera du taux préféré par un agent, à la hausse ou à la baisse, plus son utilité diminuera. Les préférences des individus seront dites, en conséquence, unimodales. Remarquons, alors, que les modes de ces préférences en fonction des taux sont croissants avec les revenus. De cela, nous déduisons que le mode de l’électeur médian, celui dont le revenu est la médiane de la distribution des revenus, est le mode médian. La moitié des individus autres que le médian préfère un taux d’imposition plus élevé, tandis que l’autre moitié préfère un taux plus faible. 10 Admettons maintenant que les citoyens aient le choix entre deux partis politiques, qui font des propositions sur cette seule question de la fourniture du bien collectif, donc sur le taux d’imposition. Chacun des électeurs, du fait de l’unimodalité des préférences, choisira le taux le plus proche de celui qu’il préfère personnellement. Le parti présentant le taux d’imposition le plus proche du taux médian l’emporte, car au moins la moitié des électeurs le préfère à celui proposé par le parti plus extrême. En d’autres termes, il y a prime donnée au parti le plus centriste. 11 Faisons un pas de plus. Considérons que les deux partis en présence cherchent à accéder au pouvoir. C’est pour cela, après tout, que sont organisées les élections pour réguler l’accès au pouvoir de ceux qui le désirent. Dans ces conditions, chacun a intérêt à faire une proposition de taux la plus proche possible du taux préféré par l’agent médian. Au total, c’est l’électeur médian qui apparaît comme l’électeur privilégié par les partis politiques. Ainsi l’inégalité conditionne-t-elle la politique publique, par le biais du jeu électoral. 12 Passons maintenant à la question de la politique de redistribution et du choix politique en la matière et montrons comment le théorème de l’électeur médian peut être utilisé pour y répondre. Le modèle statique inégalités et redistribution 13 Cette réponse portant sur l’ampleur de la redistribution et, partant, sur la taille de l’État rejoint une des questions les plus constantes de la philosophie politique, celle de l’impact de la démocratie sur l’organisation sociale et les rapports sociaux. Cette question fut en particulier centrale au XIXe siècle, le siècle où la démocratie et ses exigences électorales s’imposaient graduellement et difficilement dans les pays de l’Europe de l’ouest et de l’Amérique du Nord [2]. Alexis de Tocqueville exprima parfaitement les dilemmes contemporains créés par l’extension du suffrage universel dans la mesure où l’élargissement du corps électoral et l’abaissement graduel du cens impliquaient d’intégrer dans ce corps des électeurs de plus en plus pauvres, ceux-ci n’utiliseraient-ils pas leur pouvoir électoral dans le sens d’une plus grande redistribution en leur faveur, au détriment des riches, des propriétaires et au risque ainsi de compromettre le dynamisme social et la prospérité ? En d’autres termes, la démocratie ne contient-elle pas une exigence de redistribution incoercible, un égalitarisme aussi absolu que mortel, car signifiant la fin de la société comme ensemble différencié et organisé, comme la nuée contient l’orage ? 14 L’économie politique a proposé une réponse rigoureuse à cette question et susceptible de soulager le pessimisme radical d’un Tocqueville sur une démocratie qu’il ne pouvait condamner, pour des raisons éthiques et politiques, mais dont il redoutait les effets pervers. À la suite de Allan H. Meltzer et Scott F. Richard [6], modifions le canevas très simple que nous venons d’exposer. Celui-ci supposait que les revenus individuels étaient donnés et, en conséquence, non affectés par le choix du taux de taxe choisi par le corps électoral. Imaginons maintenant que les agents disposent tous d’une même quantité de temps, qu’ils doivent allouer entre travail et loisir. Le bien-être d’un agent dépend de sa consommation et de son loisir. Les individus se différencient les uns des autres par leur productivité du travail. La taxation du produit du travail, proportionnelle, finance le versement d’un transfert forfaitaire, identique pour tous les individus. En conséquence, les agents les moins productifs à taux donné bénéficient relativement plus de la politique de redistribution que les agents les plus productifs. Plus encore, tous les agents dont le revenu est supérieur au revenu moyen sont perdants nets à l’impôt, car ils payent plus d’impôt qu’ils ne reçoivent de transfert. Mais la taxation, étant proportionnelle, est distorsive elle affecte le prix implicite du loisir en terme de consommation. Sous des hypothèses usuelles, plus un individu est productif, plus étant taxé il choisit le loisir. Aucun agent n’est protégé de ce mécanisme. Même le moins productif des agents, toutes choses égales par ailleurs, est négativement affecté par une hausse marginale du taux d’imposition celle-ci correspond à une moindre rémunération de son travail et l’incite à choisir plus de loisir. Ce dernier effet sert de frein à une hausse du taux d’imposition. Tout agent a un taux d’imposition préféré, qui est nécessairement inférieur à 1, même pour l’individu le moins productif et donc le plus pauvre. L’égalitarisme est impossible. 15 Complétons le raisonnement. Les taux d’imposition préférés par les agents sont fonction de leur productivité, et les préférences en matière de taux sont unimodales pour tous les individus. Plus un individu est pauvre, plus il souhaite un taux d’imposition élevé, car sa faible productivité le protège des effets distorsifs de l’imposition, tandis qu’il bénéficie relativement beaucoup des transferts. Le taux d’imposition préféré par l’agent à la productivité médiane est le taux d’imposition médian. 16 Ainsi, lorsque la décision de fixer le taux d’imposition est l’objet d’une compétition électorale, par le même mécanisme que précédemment, le taux qui prévaut est le taux médian, qui recueille une majorité simple des votes. Deux conséquences peuvent être tirées de ce modèle. La première est relative à la crainte exprimée par Tocqueville. La démocratie trouve en elle-même les limites à la puissance du suffrage universel. Parce que les électeurs ne peuvent s’affranchir pour eux-mêmes des lois qu’ils contribuent à voter, la tendance à la redistribution ne peut être poussée à ses limites logiques, l’égalitarisme absolu. La deuxième concerne la taille de l’État, qui eut au XXe siècle la même importance que la question de l’extension de la démocratie au siècle précédent. Le modèle de Meltzer et Richard offre une solution élégante à cette question l’ampleur des transferts, ici assimilé à l’importance relative de l’État, est fonction de la différence entre le revenu de l’électeur médian et le revenu moyen dans l’économie. Plus cette différence est grande, plus l’électeur médian bénéficie du transfert forfaitaire et souhaite donc un taux d’imposition élevé. Inégalités, redistribution et croissance 17 En 1993, Alberto Alesina et Dani Rodrick [7] ont proposé une extension dynamique intéressante de la construction de Meltzer et Richard qui est purement statique, de façon à poser ainsi la question de savoir si les inégalités sont favorables ou non à la croissance. Il s’agit là encore d’une question sensible. Derrière la formulation apparemment neutre de la question qui semble de l’ordre des faits, il y a un enjeu politique certain. Dans une logique libérale, on peut avancer que les inégalités sont la contrepartie de la croissance, car elles sont liées à des incitations fortes à travailler, à épargner ou à investir, et donc qu’une tentative de les réduire revient à brider la croissance. Dans une logique sociale-démocrate », on soutiendra que les inégalités sociales nuisent à la cohésion sociale, alors que celle-ci est, à moyen terme, la condition d’une croissance élevée. 18 Sur le plan des faits, la relation la plus fameuse entre inégalité des revenus et croissance est celle établie par Simon Kuznets en 1955. Celui-ci avance que la relation est non monotone. L’inégalité croît aux premiers stades de la croissance d’un pays, puis décroît avec la croissance lorsque le pays a atteint un certain niveau de richesse. 19 Sur le plan théorique, Alesina et Rodrick abordent la question des liens entre inégalités et croissance par le biais d’un modèle de croissance endogène très simple. Ces modèles ont en général une propriété qui est de montrer que les dépenses publiques à des fins productives peuvent affecter le taux de croissance à long terme d’une économie. 20 Dans ces conditions, il se crée un dilemme les prélèvements obligatoires doivent-ils être affectés au financement d’une politique de redistribution et de correction des inégalités, le cas échéant par des transferts forfaitaires, ou à des dépenses productives soutenant la croissance ? 21 Supposons que la décision se prenne à la majorité simple et se fasse aux débuts des temps ». Il s’agit donc de choisir le sentier des taux d’imposition et des dépenses publiques, et donc de choisir le sentier de croissance. Si les agents sont différenciés par des dotations initiales différentes, ils auront des opinions divergentes sur ces points. Par un raisonnement similaire à celui exposé plus haut, Alesina et Rodrick montrent que plus un agent est pauvre, plus il est favorable à une politique de redistribution au détriment d’une politique de soutien à la croissance. Parce que le théorème de l’électeur médian s’applique dans cette économie, la décision politique est celle préférée par l’électeur médian. En conséquence, plus la dotation initiale de celui-ci sera faible par rapport à la dotation moyenne, plus l’imposition sera lourde et affectée à la redistribution. En ce sens, purement théorique, l’inégalité nuit à la croissance. 22 Cependant, l’argument présenté est en fait contraire à l’argument social-démocrate rappelé plus haut, puisque l’impact négatif est dû à l’existence même de programmes redistributifs. 23 Alesina et Rodrick ont avancé des vérifications empiriques semblant valider leur théorie. Des études ultérieures ont abouti à des résultats contradictoires de sorte que le doute prévaut quant à la relation entre inégalités et croissance. C’était, d’une certaine façon, déjà le message préfiguré par la courbe de Kuznets tant de choses interfèrent dans cette relation, à commencer par le niveau de développement atteint par le pays, qu’il n’est pas étonnant qu’il soit impossible d’établir une relation claire et stable entre ces deux variables. Mais il n’est pas douteux que les politiques publiques, et donc le poids des facteurs proprement politiques, jouent un rôle de premier plan dans cette relation. 24 Hubert Kempf et Stéphane Rossignol [8] ont poursuivi dans cette ligne théorique pour étudier le lien entre protection de l’environnement et inégalité. Utilisant un modèle similaire à celui d’Alesina et Rodrick, où le dilemme se trouve entre dépenses publiques et dépenses de protection de l’environnement, ils montrent que l’inégalité est nuisible à l’environnement plus l’électeur médian est pauvre par rapport à la dotation initiale moyenne, plus il privilégie les dépenses publiques en faveur de la croissance, au détriment de la politique de protection de l’environnement. Ainsi, l’usage des outils de l’économie politique amène à réexaminer, sous un angle nouveau, des questions anciennes. Dans le cas d’espèce, il apparaît que l’étude de la politique environnementale ne peut se dissocier de ses implications sociales et politiques. Inégalités, hétérogénéité et redistribution 25 Les explications précédentes ont supposé une société homogène, sauf sur le point de la distribution des revenus. À l’évidence, c’est là une hypothèse extrêmement restrictive. L’observation la plus fruste ou superficielle des sociétés, tant contemporaines que passées, est que celles-ci sont des sociétés de sociétés », qu’elles sont segmentées, compartimentées en fonction des caractéristiques ethniques, des appartenances religieuses différentes ou des facteurs quasi institutionnels comme des attributs statutaires ou de rang. 26 Cette hétérogénéité se combine et interagit avec l’inégalité au point qu’il devient extrêmement difficile de repérer des liens de causalité. Sur le plan empirique, la corrélation entre le degré de segmentation ethnique d’une société et son degré d’inégalité, mesuré par le coefficient de Gini, est forte. Cela peut s’expliquer par diverses raisons. Par le biais de migrations, des ethnies aux capacités techniques ou productives différentes sont amenées à cohabiter sur le même territoire. Pour des raisons politiques, une ethnie domine l’autre et s’approprie des ressources plus productives, ou encore l’une est contrainte à n’exercer que des activités moins rémunératrices. Enfin, les moyens de la collectivité et les politiques publiques favorisent de façon disproportionnée une communauté dominante, renforçant ainsi sa domination. Par exemple, Oded Galor et Omer Moav [9] ont développé une théorie expliquant l’inégalité de long terme à l’appropriation initiale des moyens physiques. 27 Pour ce qui est des politiques publiques, la segmentation communautaire ou ethnique joue un rôle crucial. Associons le fait communautaire à un sentiment de solidarité entre les membres de la communauté et de destin commun. À distribution des revenus dans la société donnée, plus celle-ci sera divisée en communautés différentes, plus cette segmentation diminuera l’ampleur des politiques redistributives. Les individus seront d’autant plus réticents à ce que l’État assume des politiques de transfert qu’ils auront le sentiment que ces politiques serviront à des communautés autres que la leur. Cela peut s’expliquer par divers mécanismes. L’altruisme d’un individu est circonscrit aux membres de sa communauté ; les communautés ont des intérêts économiques ou politiques divergents voire opposés, et la politique de redistribution sert de façon disproportionnée une communauté plutôt qu’une autre, ce qui fait que la décision politique, par exemple à la majorité simple, conduit à une redistribution réduite. Enfin, il se peut que certaines ou toutes les communautés composant une nation aient leurs propres mécanismes de compensation des inégalités qu’elles connaissent en leur sein ; dans ces conditions, le support pour une politique de redistribution, à l’échelle de la nation tout entière, est faible. 28 Roberto Alesina, Reza Baqir et William Easterly [10] montrent ainsi, dans une analyse statistique très désagrégée de la société américaine, qu’aux États-Unis le facteur racial est une des causes qui expliquent la faible redistribution opérée par les programmes publics et le faible engagement pour des biens collectifs. Inégalités et décisions politiques 29 Le théorème de l’électeur médian s’applique dans un contexte politique particulier, celui où la décision politique est prise à la majorité simple, sans que les mécanismes institutionnels ou proprement politiques n’aient d’épaisseur. Si l’on prend en compte des mécanismes plus sophistiqués et/ou plus réalistes, l’inégalité prend une importance nouvelle. On pense, en particulier, à la capacité de se mobiliser et de faire pression sur la prise de décision politique. Faisant abstraction de la difficulté intrinsèque de former des groupes d’intérêt, les riches pèseront d’un poids plus grand que les pauvres par le biais de leur capacité à se mobiliser. Deux raisons à cela ils ont plus à perdre et ils peuvent mobiliser des ressources pour les activités de lobby plus élevées. 30 Si la théorie des groupes de pression s’est récemment développée d’un point de vue théorique, le lien n’a pourtant pas été fait avec l’inégalité des revenus ou des ressources. 31 Une autre voie par laquelle l’inégalité affecte la politique est par le biais de la corruption et du contournement des règles de droit. Edward Glaeser, José Scheinkman et Andrei Schleifer [11] ont proposé un modèle de corruption des juges. Le point saillant de leur modèle est que la corruption s’accroît avec l’inégalité dans la mesure où les ressources d’un individu conditionnent sa capacité à influencer la décision d’un juge. En cas d’égalité des ressources, la corruption ne se produit pas, car les parties d’un procès peuvent équilibrer leurs pressions sur le juge. En revanche, en cas d’inégalité, la capacité du plus riche d’infléchir la décision est nette. Cette thèse est confortée par l’étude empirique de Jong-Sung You et Sanjeev Khagram [12] qui trouvent une relation statistiquement significative entre inégalité et corruption. Inégalités et institutions 32 L’inégalité qui a la capacité à affaiblir l’État de droit et les institutions peut ainsi mettre en péril la démocratie elle-même. Empiriquement, il existe une corrélation nette entre la démocratie et l’inégalité. 95 % des pays plus égalitaires que la moyenne, en utilisant comme mesure de l’inégalité le coefficient de Gini, sont classés comme démocraties », mais seulement 75 % des pays ont un coefficient de Gini supérieur à la moyenne. 33 Le sens de la causalité, selon Stanley L. Engerman et Kenneth L. Sokoloff [13], va de l’inégalité à la démocratie. Sur des données de longue période multiséculaires, plus l’inégalité initiale est forte, moins la probabilité que s’établisse un régime démocratique est élevé. C’est aussi le sens des travaux de Daron Acemoglu et James Robinson [14]. Cela peut s’expliquer par plusieurs raisons, dont la manipulation des processus politiques et légaux par les classes les plus riches ou les secteurs économiques les plus efficaces. L’impact des institutions politiques sur les inégalités 34 Si les débats politiques courants et l’histoire politique nous montrent à l’envi que les considérations sociales jouent un rôle majeur dans les propositions partisanes et les programmes des gouvernements, il est moins évident d’identifier un lien de causalité inverse. Il se peut que les institutions politiques elles-mêmes façonnent les inégalités, et en particulier la distribution des revenus ou des opportunités. Cet impact, s’il existe, se fait sentir sur la longue période et par la succession des générations. Mais tant de mutations et de changements se produisent au cours du temps que le repérage d’un effet de causalité permanent et structurant est particulièrement difficile. De plus, comme nous venons de le voir, on peut avancer que l’inégalité elle-même modèle ou influence les formes du jeu politique et, en particulier, l’avènement de la démocratie. Le rôle de la démocratie ou de la dictature sur l’inégalité 35 L’idée que les structures politiques et les institutions façonnent l’organisation économique et sociale était, en fait, au cœur de la réflexion d’un Tocqueville. La démocratie politique, ou encore la passion pour la liberté, ne pouvait que couver une passion pour l’égalité, ou encore une démocratie sociale. 36 Tocqueville raisonne sur ce que nous appellerions de nos jours les préférences » collectives. Mais il est d’autres mécanismes plus simples qui peuvent faire le lien entre institutions et inégalités. 37 Il n’est, par exemple, pas vain de remarquer que les institutions démocratiques font que les gouvernements élus se préoccupent d’éducation et de formation. Soit pour des raisons idéologiques la démocratie requiert des citoyens capables d’intervenir dans le débat public et donc formés. Soit pour des raisons pragmatiques d’enrichissement le développement de la démocratie est indissociable du développement de l’économie marchande, et les élites qui gouvernent les deux processus partagent l’idée que la formation, la science et les techniques sont indispensables. Or l’éducation, en modifiant la structure des qualifications, modifie à terme la distribution des revenus. Il est difficile de savoir si c’est dans le sens d’une réduction des inégalités ou non. Selon les pays, les deux cas se sont succédé au cours du temps. Mais, en tout état de cause, il y a là un mécanisme de causalité important, qui lie institutions et inégalités. 38 Il faut mentionner, dans le même ordre d’idées, l’émergence du fait syndical et de la manifestation collective des salariés. Les syndicats ont, en général, eu une politique défavorable à l’accroissement des inégalités probablement parce que celles-ci vont de pair avec une individualisation des rémunérations qui rend plus difficile ou est même incompatible l’action collective, qui est la raison même des syndicats. La structure de la représentation syndicale, selon qu’elle est centralisée ou non, qu’elle est quasiment incorporée à l’appareil d’État, joue aussi un rôle sur la distribution des revenus. Mais cette tendance a pu avoir ses effets pervers et contribuer à accroître les inégalités par le biais des travailleurs rejetés pour une raison ou une autre de la protection syndicale chômeurs, salariés dans des secteurs non syndiqués, salariés au statut précaire, etc. 39 Enfin, se pose la question de l’impact de l’idéologie sur l’action politique en matière de redistribution. Le socle idéologique scandinave est très différent de celui qui structure la société américaine. Il en résulte des attitudes politiques très différentes à l’égard du bien-fondé d’une politique de redistribution. Mais il s’agit là d’un terrain, celui de la formation et de la propagation des valeurs, sur lequel l’économiste est bien mal armé pour avancer des explications probantes [3]. Le rôle des régimes politiques dans la distribution des revenus 40 Le régime politique, même au sein de la démocratie, s’avère avoir un impact sur les politiques de redistribution. Un système électoral majoritaire pousse les responsables politiques à se préoccuper plutôt de l’électeur médian, quitte à accorder une moindre importance aux extrêmes de la distribution c’est la fameuse protection de la classe moyenne ». Un régime électoral fondé sur la règle proportionnelle sera, lui, plutôt favorable aux politiques de transferts vers les pauvres étant plus nombreux, la distribution des revenus est biaisée, c’est là que se trouvent les réserves de voix les plus nombreuses [4]. De même, un régime politique à juridictions multiples, dans lequel les obstacles à la mobilité sont faibles, aura tendance, sous l’impact de la concurrence fiscale entre juridictions, à limiter l’ampleur de la redistribution les riches et les possesseurs de capital peuvent aisément échapper à l’impôt en migrant et en changeant de résidence. La fécondité de l’économie politique 41 La question sociale » se pose de nos jours dans des termes très différents de ceux utilisés au XIXe siècle. Le fait de l’industrialisation, nouveau, surprenant et difficilement compréhensible alors, est maintenant acquis. À bien des égards, la mondialisation, tant débattue actuellement, n’en est qu’un avatar qui ne requiert pas d’outils intellectuels ou théoriques très différents de ceux que nous possédons. 42 La question n’est plus celle de l’intégration dans le salariat de travailleurs venant d’une société paysanne, ce qui posait le problème de la pérennité du capitalisme. Ce qui fait plutôt problème, c’est la cohésion de sociétés toujours plus complexes et segmentées, en expansion continue et, à certains égards, rendues toujours plus fragiles du fait de cette complexité et de cette expansion. 43 Mais, dans un cas comme dans l’autre, l’inégalité est au cœur de la question de la cohésion sociale. Elle lui est intimement liée, car elle explique les tensions au sein 44 d’une société autant qu’elle en découle. À ce titre, elle est éminemment politique et ne peut être comprise sans que soient prises en compte des considérations de pouvoir. L’économie politique, parce qu’elle cherche à expliciter et à rendre compte des stratégies et des décisions des gouvernements et des partis politiques, est donc logiquement appelée à analyser ce nœud complexe. S’il n’est pas de résultat issu de cette approche qui puisse être tenu pour acquis, les études évoquées ici montrent, nous l’espérons, sa fécondité. // Notes [1] Les chiffres entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d’article. [2] Sur l’histoire de la démocratie en France et des débats qu’elle a nourris, on consultera Pierre Rosanvallon [5]. [3] L’analyse de Yann Algan et Pierre Cahuc [15] est exemplaire des tentatives pour lier mentalités collectives, agencements institutionnels et politiques publiques, tout en utilisant les outils d’analyse usuels des économistes. [4] Cf. Torsten Persson et Guido Tabellini [16], Gian Maria Milesi-Feretti, Roberto Perotti, Massimo Rostagno [17]. [1]KOLM SERGE-CHRISTOPHE, The optimal production of social justice », in Guitton H. et Margolis J. sous la direction de, Économie publique, Paris, CNRS, 1968, p. 109-77.[2]ATKINSON ANTHONY, Economics of inequality, Oxford, Oxford University Press, ligne[3]HOTELLING HAROLD, Stability in competition », Economic Journal, 1929, vol. 39, p. 41-57.[4]DOWNS ANTHONY, An Economic Theory of Democracy, New York, Harper and Row, 1957.[5]ROSANVALLON PIERRE, Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 2001, coll. Folio Histoire ».En ligne[6]MELTZER ALLAN H., RICHARD SCOTT F., A rational theory of the size of government », Journal of Political Economy, 1981, vol. 89, p. ligne[7]ALESINA ALBERTO, RODRICK DANI, Distributive politics and economic growth », Quarterly Journal of Economics, 1993, vol. 109, p. ligne[8]KEMPF HUBERT, ROSSIGNOL STÉPHANE, Is inequality harmful for the environment ? », Economics and Politics, 2007, vol. 19, p. ligne[9]GALOR ODED, MOAV OMER, From physical to human capital inequality in the process of development », Review of Economic Studies, 2004, vol. 71, p. ligne[10]ALESINA ROBERTO, BAQIR REZA, EASTERLY WILLIAM, Public goods, and ethnic divisions », Quarterly Journal of Economics, 1999, vol. 114, p. ligne[11]GLAESER EDWARD, SCHEINKMAN JOSÉ, SCHLEIFER ANDREI, The injustice of inequality », Journal of Monetary Economics, 2003, vol. 50, p. 199-222.[12]YOU JONG-SUNG, KHAGRAM SANJEEV, Inequality and corruption », Hauser Center for Nonprofit Organizations, Harvard, Harvard University, 2004, wp. ligne[13]ENGERMAN STANLEY L., SOKOLOFF KENNETH L., Factor endowments, inequality and paths of development among new world economies », Economia, 2002, vol. 3, p. 41 ligne[14]ACEMOGLU DARON, ROBINSON JAMES, Economic Origins of Dictatorship and Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.[15]ALGAN YANN, CAHUC PIERRE, La société de défiance comment le modèle social français s’autodétruit, Paris, CEPREMAP, 2007.[16]PERSSON TORSTEN, TABELLINI GUIDO, Is inequality harmful for growth », American Economic Review, 2003, vol. 84, p. 600- ligne[17]MILESI-FERETTI GIAN MARIA, PEROTTI ROBERTO, ROSTAGNO MASSIMO, Electoral rules and public spending », Quarterly Journal of Economics, 2002, vol. 117, p. 609-658. . 35 429 254 359 110 231 13 174